Pour comprendre une chose il suffit d’en parler. Verbaliser, penser à haute voix, talking aloud. Ou d’en parler mais au sens de dialoguer : je parle de quelque chose avec quelqu’un, je pose des questions, ou j’essaie d’y répondre.
Voici donc un dialogue, quelques questions et quelques réponses à propos du design spéculatif, pour tenter d’approfondir la réflexion sur la dimension conceptuelle de cette approche.
— White : Dis-moi, cher je-sais-tout, c’est quoi le design spéculatif ?
— Pink : Bonne question ! Suivante… ! Non je rigole. Alors, le design spéculatif, on peut dire qu’il se situe dans la même famille de ce qu’on appelle design critique, design discursif ou design fiction. On peut dire que le design spéculatif est une approche de design… ou plutôt, c’est une manière de faire du design. Ou mieux, c’est une manière de faire avec du design.
— W : Ahah… Spéculatif ? Critique ? Ça veut dire quoi ?
— P : Alors… “Critique”. “Critique” dans notre cas ne veut pas dire “critiquer”, comme quand un jury critique un candidat. “Critique” est plutôt synonyme de “décortique” — le verbe conjugué à l’impératif. Ou plutôt de “décortique et puis rassemble à nouveau”, mais pas pour faire la même chose, mais une autre différente. “Critique” vient aussi de “crise”. Les crises font parler, font agir.
— W : Et spéculatif alors ?
— P : “Spéculatif”… c’est un peu le contraire d’ “affirmatif”. J’affirme que demain matin le soleil se lèvera. Je peux affirmer que j’ai dix collègues car je les ai comptés moi-même. J’ai dix doigts, je peux compter dix collègues. Affirmer c’est insister sur le oui de quelque chose : oui, ça c’est un problème, oui, voici la solution. Oui, le monde continue à tourner, oui, il marche.
“Spéculer” c’est pouvoir dire “peut-être”, ou dire “oui” mais sans preuve. J’aurai peut-être douze collègues. Mais je n’ai que dix doigts.
— W : Ah ben là, tu es loin d’être drôle. Smart is NOT the new sexy. C’est compliqué tout ça…
— P : Mince. Utilisons une métaphore. Imagine que tu regardes un spectacle de marionnettes pour enfants. Tu peux voir le même spectacle avec deux regards.
D’abord un regard qui suit l’histoire racontée, qui observe les événements, et qui peut intervenir. Quand le héros de la pièce dit “où est le méchant ?”, les enfants répondent “le voilà !”. Les enfants suivent l’histoire, trouvent l’enjeu — le méchant — , et ils cherchent une réponse. Voici “affirmer”.
Le deuxième regard fait plus que suivre l’histoire, il suit le mécanisme qui donne lieu au spectacle et qui permet de raconter l’histoire. Ce regard s’opère quand on voit les fils qui unissent le marionnettiste à la marionnette, quand on découvre qu’il y a un vieux monsieur qui se trouve accroupi derrière la toile et qui fait bouger les marionnettes avec des ficelles. Voici “critiquer”.
— W : Intéressant… (soupir). Mais je n’ai pas compris le rapport…
— P : Mince.
— W : Mais au-delà des concepts, plus concrètement, à quoi ça sert tout ça… design critique ou design spéculatif ?
— P : Le design critique ne veut pas seulement observer le monde, identifier des problèmes et créer des solutions. Un objet designé est égal à une solution. Le design critique cherche plutôt à situer autrement des objets designés dans le quotidien des gens, pour relever des aspects qui posent problème, des situations qui nous font nous poser des questions sur la culture, le social…
Si on revient sur notre métaphore, le design critique cherche à rendre évidentes les ficelles de la marionnette. C’est une approche qui essaye de rendre visible ce qui est usuellement caché par les opérations quotidiennes de la culture matérielle. Si on emprunte le vocabulaire de l’ergonomie, l’objectif est de créer des affordances pour la prise de conscience.
— W : D’accord, j’essaie de comprendre, le design critique ressemblerait donc à l’art ? Tu n’aurais pas un exemple ?
— P : Voici Compass Table, une des pièces faisant partie du travail Placebo de Fiona Raby et Anthony Dunne¹. Placebo cherche à placer une série d’objets expérimentaux dans le quotidien pour s’interroger sur les attitudes et l’expérience des gens par rapport aux champs électromagnétiques.
Qu’est-ce que tu vois dans la pièce ? Qu’est-ce qu’on peut dire ?
— W : Il y a une table à manger, c’est une table à manger avec des trous. Il y a des boussoles insérées dans la table. Peut-être que les boussoles réagissent à des ondes. On peut imaginer que je si mets un téléphone dessus, les boussoles vont réagir…
— P : Oui, on peut imaginer cela, mais on pourrait dire encore plein de choses. On peut se demander à quoi servent ces boussoles. Sont-elles là pour décorer ? Ou pour signaler la présence d’un champ électromagnétique ? Si on utilisait cette table tous les jours, et que toutes ces boussoles tournaient avec folie à chaque contact avec un smartphone, le quotidien serait-il gérable ? Quels compromis serions-nous prêts à faire ?
— W : On dit toujours “c’est mauvais ces ondes électromagnétiques”. Mais dans le quotidien, qui pense à ça ? Dans les faits, on les ignore, ou au mieux on s’adapte. Il ne faut surtout pas qu’elles nous empêchent de manger.
— P : Enfin, tu vois comment un objet designé — donc conçu par quelqu’un avec une intention — , extrait de son contexte d’usage naturel et réinséré dans la culture matérielle avec un propos différent, peut altérer la culture, et nous permettre de voir ce qui nous est habituel sous un angle inattendu. En gros, voilà ce que cherchent à faire les designers avec le design critique.
— W : Ok… mais ça c’est le design critique, et donc quel rapport avec le design spéculatif ?
— P : Le design spéculatif reste assez similaire en principe au design critique, mais il s’intéresse plutôt au futur.
— W : Au futur ? Ils font donc des designs futuristes comme les concept cars ?
— P : Non… c’est comme faire du design critique mais avec des scénarios futurs. Oui, tu as raison, une des activités propres au design est la projection. A chaque fois qu’on conçoit un objet ou un usage, on imagine un usage futur possible.
Le design critique cherche justement à mettre en valeur cette capacité de scénariser le futur. Mais pas pour faire des produits futuristes comme les concept cars. Mais pour spéculer autour des futurs possibles et tirer des enseignements. Rendre évidents des futurs possibles. Qu’est-ce que ces futurs nous disent sur le présent ? Qu’est-ce qu’ils nous apprennent ? Quels futurs seraient préférables ?
— W : Montre-moi plutôt un exemple, pour voir si je distingue un peu mieux.
— P : Prenons United Micro Kingdoms de Fiona Raby et Anthony Dunne². Il s’agit d’une fiction design qui cherche à imaginer les implications culturelles, sociales et politiques autour de l’émergence des technologies postérieures aux énergies fossiles. Pour cela les concepteurs ont imaginé un monde dans lequel différentes “micro-nations” font émerger des systèmes socio-politiques, avec des visions du monde ouvertement différentes.
La fiction est :
Dans l’effort de se réinventer au vingt et unième siècle, l’Angleterre s’est déconcentré en quatre grandes comtés habités par les digitariens, les bio-libéraux, les anarco-évolutionnistes, et les communo-nucléaristes. Chaque pays est devenu une zone libre pour développer sa propre forme de gouvernement, d’économie et de style de vie.
— W : Mais c’est ça l’œuvre… juste un texte et quelques images ?
— P : D’une certaine manière, oui. Le but des designers est d’explorer autour des implications des technologies émergentes. Leur moyen est la fiction d’un territoire régulé par quatre visions différentes du monde. Leur motif est le transport. Ils imaginent des futurs dans lesquels différentes formes de transport évoluent dans des mondes portés par les idéologies citées. Leur dispositif est donc une fiction qui propose un futur possible, et des prototypes des systèmes de transport.
Tout cela pour générer du débat.
— W : Et alors oui, elle est sympa la vidéo, mais je ne vois pas trop le rapport…
— P : Imagine que la vidéo montre ces voitures futuristes en action. Qu’est-ce qu’on voit ? Des flux de voitures qui s’organisent elles-mêmes. De l’ordre, de la rationalité. On peut parler d’une rationalité de la qualité, des règles, de l’efficience, de l’économie. Mais on perçoit aussi une irrationalité, dans le sens ou ne voit pas les buts d’un tel organisme. Qui va où ? Pourquoi ?
— W : On dirait des masses de voitures noyées dans la circulation. Je ne sais pas d’où elles viennent ni où elles vont. Je ne vois que la circulation. Tout semble bien organisé, comme dans un programme informatique. Tout marche… ou non ?
— P : C’est ça, est-ce que ce que la vidéo propose est un comportement routier voulu — les normes — , ou un compte rendu de l’activité réelle des véhicules ? Et si, dans ce monde, tout était aligné par rapport à la norme ? Un monde dans lequel il n’y a pas d’écart entre les règles et l’action. Comme tu dis, un monde dans lequel tout marche. Si tout se passait en accord à la norme, et si tout autre compte rendu n’était pas nécessaire, quelles implications ? Possible ? Impossible ? Idéal ? Tragique ? Flippant ?
— W : Oui, plutôt flippant je dirais. Même si tout semble bien rangé.
— P : Et ainsi de suite, on pourrait encore dire pas mal de choses… Ça te va comme explication ? C’est pas trop compliqué au final.
— W : Hmm… Que dire… Oui, intéressant… Mais dis-moi, concrètement, à quoi ça sert, comment je l’applique ?
— P : Mais, ne l’avons-nous pas déjà fait ensemble ?
— W : Quoi ?
— P : Réfléchir, se questionner un peu.
Article rédigé par Sergio Mora
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Références
[1]: Dunne, A., & Raby, F. (2001). Placebo. Repéré à http://www.dunneandraby.co.uk/content/projects/70/0
[2]: Dunne, A., & Raby, F. (2013). United Micro Kingdoms. Repéré à http://umk.techamigo.net/
[3]: Dunne, A., & Raby, F. (2013).Speculative Everything: Design, Fiction, and Social Dreaming. Cambridge : MIT Press.