Les OKR : plus facile à dire qu’à faire ? est une série d’articles qui s’intéresse aux enjeux et au comment de la mise en application de ces Objectives and Key Results, ici et maintenant. Dans ce premier article de la série, je reviens sur les fondamentaux afin de commencer sur de bonnes bases : que sont les OKR ? Comment fonctionnent-ils ? Quels sont les prérequis pour les opérer ? En quoi sont-ils différents de nos objectifs et KPIs traditionnels ?
Dans un monde de plus en plus complexe et volatile, aligner l’activité des collaborateurs sur une trajectoire commune au service d’une vraie création de valeur devient une gageure. Pour relever ce défi, les OKR (“Objectives and Key Results”) popularisés par Google se sont progressivement imposés dans la Silicon Valley comme un levier de choix, au carrefour de l’agilité, de l’innovation, et de l’amélioration continue.
Mais derrière les promesses théoriques de la méthode, sa mise en application concrète pose de nombreuses questions pour nos acteurs hexagonaux, à la culture et aux profils assez différents de ceux des GAFAM¹ et autres NATU². Que retenir de cette démarche ? Quelle pertinence peut-elle avoir pour nous au quotidien ?
Que sont les OKR ? D’où vient cette méthode ?
Les initiales OKR renvoient à “Objectives and Key Results”, ou “Objectifs et Résultats Clés”. Ils sont une méthode de management conçue chez Intel, dans les années 70, dans le sillage du management par objectif promu par Peter Drucker, le gourou du management, depuis les années 50. Mais c’est à leur usage intensif chez Google, à partir des années 2000, qu’ils doivent leur popularité. En faisant des OKR la colonne vertébrale de sa culture de la performance, Google a démontré par son succès incontesté la puissance de cet outil. Depuis, d’autres sociétés stars de la Silicon Valley lui ont d’ailleurs emboîté le pas : Twitter, Dropbox, Netflix, Linkedin, Slack…
Les OKR sont destinés à expliciter les intentions collectives d’une entreprise pour canaliser les efforts des collaborateurs sur les activités qui comptent. Comme l’écrit John Doerr, le célèbre venture capitalist qui a introduit les OKR chez Google en 1999 : “Les OKR rendent les objectifs véritablement objectifs, inscrits noir sur blanc³”. Pour remplir ce double enjeu de lisibilité et de concentration, les OKR se présentent sous la forme d’un framework synthétique déclinant en général 3 à 5 Objectifs, et pour chacun de ces Objectifs, 3 à 5 Résultats Clés.
Assez classiquement, les Objectifs sont ce que vous cherchez à accomplir, le “Quoi”. Ils doivent être concrets, orientés vers l’action, et suffisamment ambitieux pour motiver vos équipes. Les Résultats Clés, a contrario, sont le “Comment”. Ce sont les étapes par lesquelles vous allez devoir passer pour accomplir chaque Objectif. Ils constituent le référentiel ou benchmark permettant de déterminer si vous avez atteint vos ambitions ou non, et d’évaluer les progrès accomplis. Ils sont donc mesurables (comme le disait Marissa Mayer du temps où elle travaillait chez Google “Un résultat clé doit toujours être associé à un chiffre”³) et définis pour une période de temps donnée. Ils sont un remède contre l’ambiguïté et la pensée floue.
L’exemple ci-dessous, emprunté à John Doerr, met en scène les OKR d’une équipe de football américain fictive pour illustrer l’articulation entre les Objectifs et les Résultats Clés³ :
La beauté du framework réside en partie dans son apparente simplicité. Il permet non seulement de formuler des objectifs à l’échelle de l’entreprise, mais aussi de les cascader de façon articulée dans ses différents départements, comme un jeu de poupées russes : ainsi les Résultats Clés de votre manager deviennent vos Objectifs, et vos Résultats Clés les Objectifs de vos équipes. Par capillarité, l’ensemble des OKR communiquent, permettant ainsi d’aligner les différents niveaux d’objectifs, à la fois collectifs et individuels.
Mais ces éléments de définition n’épuisent pas ce que sont véritablement les OKR et comment ils fonctionnent. D’ailleurs, à ce stade, vous vous demandez probablement : qu’est-ce que ces OKR apportent de plus que les objectifs ou KPIs déjà utilisés au sein de ma société ?
Une philosophie qui transforme la culture d’entreprise
Les OKR sont bien plus qu’un simple template pour mettre en forme ses objectifs. Ils sont un véritable process, qui, à l’instar des méthodes agiles, peut remettre en cause des habitudes profondes dans l’entreprise, et ne porte ses fruits que si l’esprit de la démarche est pleinement respecté. A ce titre on peut citer en particulier les principes suivants : co-création, transparence, indépendance financière et évolutivité.
Co-création
Contrairement aux processus de définition des objectifs en vigueur dans la majorité des entreprises, les OKR sont définis, au moins partiellement, de façon collaborative, c’est-à-dire par les équipes elles-mêmes, en “bottom-up”. De façon analogue aux pratiques des méthodes agiles, les OKR n’ont de sens que s’ils sont portés par une réflexion de chaque équipe sur sa destinée. Et c’est d’autant plus vrai pour les Résultats Clés : si le management fixe le but, l’équipe est la mieux placée pour définir les étapes concrètes qui permettront de le réaliser : “Dans le monde de l’entreprise […] il y a rarement une seule bonne solution. En lâchant la bride et en encourageant les collaborateurs à trouver leurs bonnes réponses, on permet à tout le monde de gagner”³.
Transparence
Les OKR, collectifs autant qu’individuels, ont vocation à être publics. Chaque collaborateur doit pouvoir consulter les OKR des autres équipes, notamment de la direction, et apprécier comment ajuster son travail vis-à-vis de ces derniers. Cette transparence est essentielle pour favoriser la collaboration et l’alignement entre les équipes. Et c’est probablement l’une des dimensions de l’approche qui est la plus difficile à intégrer au niveau culturel : “Avec la méthode OKR, le collaborateur situé au plus bas de la hiérarchie a la possibilité de voir les objectifs de n’importe quel autre, y compris de son PDG. Critiques et rectifications sont apportées à la vue de tous”³.
Indépendance financière
Les systèmes d’objectifs traditionnels sont souvent liés à des mécaniques d’incentive financières ou de bonus, sources de comportements individualistes, de compétitions internes contre-productives ou de conservatismes. Les OKR, quant à eux, sont volontairement décorrélés des mécanismes de compensation pour neutraliser leurs effets pervers : “Afin d’encourager les collaborateurs à prendre des risques et à ne pas minimiser leurs objectifs, les primes doivent être dissociées des OKR […] le management par objectif fut souvent relié aux salaires et aux primes. Si la prise de risque est susceptible de pénaliser le collaborateur, pourquoi s’y hasarderait-il ?”³.
Les OKR sont ”des guides et non des notes”³ comme le dit John Doerr. Et pour bien souligner leur vocation plus incitative que coercitive, ce dernier nous rapporte les propos suivants d’Andy Grove, l’inventeur de la démarche chez Intel : le système OKR “est conçu pour qu’un individu trouve son propre rythme : c’est un chronomètre placé entre ses mains pour lui permettre de mesurer sa performance. Il ne s’agit pas du tout d’un document officiel destiné à l’évaluer”³.
Evolutivité
La démarche met l’emphase sur le fait que les OKR ne sont pas sacrés : ils sont seulement des outils au service de l’être humain, et ne doivent faire l’objet d’aucun fétichisme. Si les collaborateurs s’aperçoivent en cours de route que les OKR ont été mal posés ou sont devenus obsolètes, ils ont non seulement la possibilité mais le devoir de les faire évoluer. Le bon sens et la souplesse prévalent : “Les OKR sont adaptables par nature. Ils servent de glissière de sécurité et non de chaînes ou d’oeillères […] Nos objectifs servent notre cause et non l’inverse”³.
Pour fonctionner pleinement et neutraliser les “poisons organisationnels”³ qui font obstacle au travail collectif (“suspicion, tricherie, manoeuvres politiques”³), les OKR exigent donc un engagement important de la part de l’entreprise et de ses collaborateurs, ce qui peut susciter des frictions dans une tradition du management à la française encore marquée par la culture de la hiérarchie, du secret et de l’intrigue politique. Qu’a-t-on à gagner à cette transformation ? Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ?
Les bénéfices : pourquoi opter pour les OKR ?
La méthode des OKR permet d’obtenir des bénéfices difficiles à atteindre avec un système d’objectifs traditionnel. On peut en dénombrer au moins trois : focus, collaboration et motivation.
Focus
Les OKR permettent la concentration des équipes sur un petit nombre d’activités prioritaires qui font vraiment la différence. Cette capacité est l’un des leviers clés du succès comme l’affirmait Andy Grove : “L’art du management consiste à savoir, parmi des activités qui paraissent d’égale importance, choisir les deux ou trois activités possédant le plus grand coefficient, pour concentrer sur elles toute son attention³”. C’est également ce que formule Larry Page (l’un des deux fondateurs de Google) dans un style plus lapidaire, lorsqu’il écrit que pour gagner une entreprise doit “mettre plus de bois derrière moins de flèches³”.
En explicitant de façon transparente les priorités de chacun et de tous, les OKR donnent à l’entreprise les moyens de lutter contre la dispersion des énergies et le gaspillage des ressources. Avec les OKR, chaque équipe dispose désormais d’un outil qui l’autorise à dire non aux demandes de collaborateurs qui les feraient dévier de leur trajectoire.
Collaboration
Les OKR favorisent également le développement d’une culture de la collaboration. Comme évoqué précédemment, dans ce système, “la transparence engendre la collaboration³”. Cette dernière permet de neutraliser les comportements toxiques et individualistes qui grèvent la coopération. La nature ouverte du système, et le fait d’expliciter comment les différents jeux d’objectifs sont articulés les uns avec les autres, aide les collaborateurs à comprendre d’eux même, de façon proactive, les meilleures façons pour aligner leurs actions avec celles de leurs pairs.
En outre, grâce aux OKR, cette collaboration peut se déployer de façon progressive, décentralisée et asynchrone, à l’inverse des traditionnels “cycles en V” ou des “projets en cascade”. Il donne la possibilité aux équipes de s’auto-organiser à leur rythme pour s’aligner, à la fois horizontalement et verticalement, à tous les niveaux de l’entreprise : “Un environnement sain reposant sur les OKR parvient à un équilibre entre alignement et autonomie, visée commune et latitude créative.³”
Motivation
Enfin les OKR sont un puissant vecteur de motivation des collaborateurs. La littérature managériale a déjà amplement démontré l’impact positif d’un système d’objectifs clés sur la motivation des collaborateurs. Des études suggèrent que seuls 7% des collaborateurs “comprennent vraiment les stratégies commerciales de leur entreprise et ce qu’on attend d’eux afin que les objectifs commun soient atteints.³”. Et selon une étude menée sur deux ans par Deloitte, aucun facteur n’exerce autant d’impact sur l’engagement des collaborateurs que “des objectifs clairement définis par écrit et librement partagés [… ] ils suscitent l’alignement, la clarté et la satisfaction au travail”³.
Au delà des bénéfices traditionnels liés aux systèmes d’objectifs, les OKR ont la particularité de favoriser la motivation intrinsèque des collaborateurs (par opposition aux motivations financières de natures extrinsèques), notamment en donnant du sens au travail individuel, en stimulant le dépassement de soi et en développant un sentiment de responsabilité collective : “Une culture OKR est responsable. Vous ne poursuivez pas un objectif du simple fait que le chef vous en a donné l’ordre. Vous le faites parce que chaque OKR importe à l’entreprise, et aux collègues qui comptent sur vous. Personne ne veut avoir la responsabilité de ralentir l’équipe. Chacun met un point d’honneur à faire avancer les choses. C’est un contrat social, mais il est régi par chacun.”³
Si les bénéfices des OKR ne font aucun doute, dès lors comment opérer concrètement le process auquel ils renvoient ?
Comment se déroule le process des OKR ?
Les OKR sont animés selon des cycles articulant 3 moments clés : la définition des OKR, la revue mi-parcours et le bilan.
Le process démarre par la définition des OKR à l’échelle de l’entreprise toute entière, et se poursuit par la co-création des OKR au sein de ses différents départements. Chaque équipe définit ses OKR avec son management, le plus souvent pour le trimestre à venir, afin d’orienter les actions à court terme et de leur associer des objectifs mesurables. Puis les collaborateurs publient leurs OKR et les partagent avec leurs collaborateurs, sous forme de document écrit ou via un logiciel dédié à cet effet.
Il est d’usage de réaliser une ou plusieurs revue(s) des OKR à mi-parcours : “Pour un résultat optimal, les OKR sont examinés à plusieurs reprises au cours du trimestre par les collaborateurs et leurs supérieurs. Les progrès sont consignés, les obstacles identifiés, les résultats clés affinés”³. Ces revues permettent un pilotage plus fin en faisant réellement vivre les OKR. L’entreprise se donne ainsi les moyens corriger son plan d’action ou de réajuster ses résultats clés de façon agile en cas de besoin : « L’intérêt d’un tableau de bord en temps réel est de quantifier les progrès par rapport au but visé et de signaler ce qui nécessite une attention particulière. Non seulement les OKR constituent une force positive pour aller de l’avant, mais ils nous empêchent de persister dans une mauvaise direction » […] “Les surprises sont plus rares si vous surveillez vos OKR afin de disposer d’un feedback continu³”.
Au terme de chaque cycle, les équipes effectuent un bilan sur la réalisation de leurs OKR pour analyser les résultats, prendre du recul et identifier des pistes d’amélioration. La première étape du bilan est une étape dite de notation. Elle consiste à évaluer de façon quantitative la réalisation des OKR. Pour ce faire, Google recourt à une échelle de 0 à 1 qui exprime la moyenne des taux de complétion des Résultats Clés associés à chaque objectif :
- de 0.7 à 1, le score correspond à un voyant “vert” : on considère que le résultat a été atteint
- de 0.4 à 0.6, le score correspond à un voyant “jaune” : on considère que des progrès ont été réalisés mais que le résultat n’est pas atteint
- de 0 à 0.3, le score correspond à un voyant “rouge” : on considère qu’il n’y a pas eu de véritable progrès
La notation est suivie d’une auto-évaluation subjective qui permet de contextualiser et d’interpréter ces chiffres pour leur donner du sens : “Derrière un faible résultat chiffré peut se cacher un effort soutenu, tandis qu’un score important peut être artificiellement gonflé3”. Ce complément qualitatif prémunit contre les effets pervers d’un usage trop mécaniste ou binaire des chiffres.
Enfin, chaque bilan se conclut par un temps de réflexion destiné à tirer les leçons du cycle passé et à en méditer les conséquences pour l’avenir : qu’ai-je appris ? Comment m’améliorer la prochaine fois ? Donner une existence formelle à cette phase d’introspection dans les process de l’entreprise favorise l’apprentissage et l’amélioration continue : selon une étude réalisée par la Harvard Business School, “l’apprentissage direct par l’expérience devient plus efficace lorsqu’il est associé à la réflexion – c’est à dire la tentative délibérée de synthétiser, résumer et exprimer les principales leçons tirées de l’expérience”4.
Nous avons vu au fil de cet article que les OKR peuvent apporter des bénéfices significatifs à grande échelle au sein de l’entreprise. Mais nous avons également vu qu’ils sont un process transformant, une sorte de ‘“contrat social’ dont l’impact sur la culture de l’entreprise est loin d’être trivial.
Alors, comment les mettre en place au sein de votre entreprise ? Par où commencer ? Comment ne pas se décourager face aux difficultés posées par le sujet ?
Comment implémenter les OKR dans votre entreprise ?
Dans les faits, la mise en place des OKR est un exercice progressif et itératif. D’après ceux qui le pratiquent, le maniement des OKR est un apprentissage qui nécessite un entrainement, comme un muscle. On ne le maîtrise pas du premier coup, mais on se l’approprie par la pratique et la persévérance. Et l’adoption des OKR exige un engagement important de la part des directions, engagement qui doit s’incarner par l’exemple.
Il est courant que les entreprises expérimentent d’abord les OKR sur un périmètre pilote. Il peut arriver aussi qu’elles les opèrent en parallèle de leur système d’objectifs existant, au cours d’une période de transition, le temps de familiariser les collaborateurs avec la démarche et les nouvelles habitudes requises. De plus, dans certains cas, l’implémentation des OKR peut exiger au préalable un travail préparatoire au niveau de la culture d’entreprise.
Quoi qu’il en soit, chaque entreprise adapte le processus à la réalité de sa culture et de son contexte. Nous approfondirons donc cette thématique dans la suite de cette série d’articles sur les OKR à travers des témoignages et des retours d’expérience de clients qui ont implémenté la démarche au sein de leur société.
Vous souhaitez discuter de cette approche ? Besoin d’un conseil sur son implémentation ou d’un accompagnement sur le sujet ?
Références de l’article :
1- Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft
2 – Netflix, Airbnb, Tesla, Uber
3 – Mesurez ce qui compte, John Doerr. Voir aussi https://www.whatmatters.com
4 – Giada Di Stefano, Francesca Gino, Gary Pisano et Bradley Staats, “Learning by Thinking : How Reflection Aids Performance”, Harvard Business School, 25 mars 2014